Alessandro Malaspina a Paolo Greppi [1]  

Acapulco, 20 dicembre 1791

 

       Qu'il est rare et aussi qu'il est bien agréable de voir après trois ans d'absence e à une si grande distance la charmante et pure amitié rejaillir jusqu'au degré au quel elle parvient dans toutes tes lettres. Oui, mon cher ami, il n'y a rien au monde qui puisse me consoler davantage, rien qui puisse mieux ranimer l'esprit, quelquefois dégouté, quelquefois accablé du passé et de l'avenir, que l'approbation des amis et son partage de toutes les circonstances qui m'environnent.

       Quatre de tes lettres me sont parvenues ici, les trois premières de Madrid jusqu'à la veille de ton départ pour Vienne, la quatrième de Paris, au milieu du spectacle le plus frappant que l'histoire des nations puisse nous rappeler dans toute son étendüe. Il ne me seroit pas aisé de t'écrire jusqu'à quel degré toute notre petite societé t'envoie des remerciments, aussi bien pour le vif intérêt que tu prends à notre sort, comme pour les nouvelles très- intéressantes que tu m'envois au même temp. Nous en avons créé un dépot qui est soigneusement gardé par un officier. Dans les traversées nous les parcourons et, examinant tour à tour l'histoire du jour, et ce que l'histoire ancienne nous offre pour dévoiler le caractère de l'homme et toutes ses passions, nous sommes assez hardis pour prononcer ce qui doit arriver à son tour. Ça fait une ecole marine de politique, laquelle manque, à dire vrai, de quantité de choses qui pourroient y répandre une lumière incroyable, mais en revanche elle n'est pas environnée de quantité d'idées extravagantes et, surtout, elle repose sur la base la plus simple, mais aussi la plus vraie, qui est l'étude de l'homme, l'influence de ses passions sur ses pas et l'influence de l'éducation, du climat et du pouvoir national sur ses passions. Voilà, mon cher ami, tous les donnés qui dans ma solitude, et au milieu des sauvages, me font croire que la France est actuellement dans un rêve valétudinaire, qu'elle auroit très bien arrangées ses finances, si elle ne se fut attachée par préférance à établir les droits de l'homme tels qu'on le lit dans Rousseau; enfin qu'en s'attachant à flétrir l'autorité royale par un ridicule impitoyable, elle dégrade l'homme, soit dans la haine du peuple ou dans l'apathie du roi; plus qu'elle ne l'élève dans les discours très élegants des séances. Appelle-moi donc, si tu veux même à présent, un mauvais raisonneur, appelle moi un homme rampant dans sa propre misère, mais laisse-moi croire que les législateurs de la France ne font que miner sa ruine, parce que ils voudroient l'homme tel qu'il est dans les livres, sans faire attention à ce qu'il a été et ce qu'il sera toujours. L'histoire angloise du temp de Cromwell va bientôt se renouveler. Malheur à celui qui voudroit faire de la populace autant des philosophes, il n'en faira que des fanatiques et la philosophie remplacera, parmi les hommes, les anciens effets de la religion, afin qu'ils continuent à s'égorger l'un à l'autre jusqu'à la fin des siècles. Je ne désire, pour le bien de la France, que le seul coup philosophe que l'homme peut donner: c'est celui d'abandonner son amour propre, sa vie même, pour le bien de ses semblables. Un coup généreux de la part de l'Assemblée en entraîneroit quantité d'autres, et je suis sûr que le Tiers-Etat obéiroit tout aussi bien au seul roi, qu'il obéit, ou dit obéir, à l'Assemblée.

       Mais je t'ai peut-être déjà ennuyé avec mes rêves, pendant que je n'applaudis pas à celles des autres. Voilà toujours l'homme, il n'a que le passé pour apprendre, à juger du présent et à ne pas se méler de l'avenir, et lui, il ne veut que se méler de ce dernier objet, abandonnants les autres qui lui convennoient mieux. Venons donc à notre voyage.

       Ma lettre de Saint-Blas du 13 d'octobre t'aura mis au fait de notre dernière campagne. J'atteignis Acapulco peu de jours après, où Bustamante se trouvoit depuis le 16, et je pris tous les arrangemens pour pouvoir continuer mon voyage. Il me falloit de l'argent pour n'être pas à la merci des caisses bien pauvres de Manila; il me falloit des farines parce que elles sont fort rares a Manille, il me falloit enfin me rejoindre aux deux détachemens de Pineda et de Galiano, qui avoient travaillé dans ce royaume pendant que je navigois au nord et, ce qu'il étoit le plus désavantageux, je devois craindre les fièvres qui sont fort communes ici au commencement de la saison sèche. Nous  avons réussi à tout même à attraper les fièvres, et enfin il ne se passera pas 3 jours avant que je sois nouvellement sous voile pour passer aux Mariannes et de là aux Philippines et à Canton. Tout cela fait, et laissant en arrière un petit détachement à Manille, je quitterai cette dernière colonie pour passer à la Nouvelle Hollande, la cotoyer par son côté de l'ouest et faire les expériences de la gravité dans ses parties les plus méridionales. Je les répèterai à Dusky Bay dans la Nouvelle Zélande, et peut-être, si la saison le permet, je visiterai Botany-Bay pour y prendre des rafraichissements; de là l'hiver de 1793, approchant dans l'emisphère du sud, je descendrai aus Isles de la Société [2] où je resterai jusqu'au mois d'octobre pour revenir ensuite à nos côtes de Chiloé, perfectionner, aux environs du Cap Horn et dans les deux côtes patagoniques, nos découvertes de la première année et finalment, après une relache à Montevideo, nous rendre en Europe dans l'été de 1794. Mais ce ne sont pas là nos uniques travaux qu'on présentera au public. D'abord deux golettes, commandées l'année prochaine par Galiano et Valdés, passeront tout l'été dans le fameux Détroit de Fuca non soulement pour détromper l'Europe de ce que le capitaine anglois Meares a avancé, mais aussi pour décider enfin toute question là dessus, de façon qu'il n'y ait plus de dispute sur le passage, hormis qu'on ne veuille appeler encore aux glacières, dont cependant mon dernier voyage donnera déjà des idées bien différentes. Ensuite ces mêmes officiers, ou plutôt les deux subalternes, se chargeront dans la suivante saison favorable de reconnoître avec la plus grande exactitude les deux istmes de Tecoantepeque à l'est d'Acapulco et de Veracruz et celui de Papagallo, vis-à-vis [de] la laguna de Nicaragua; cette même laguna sera géométriquement tracée et son débouquement par la rivière de San Juan [3] , de façon que nous ayons le tout à notre retour en Europe.

       J'aime, mon cher Greppi, à regarder que sans la moindre augmentation de dépense et presque dans la même époque que j'avois finalment fixée pour mon retour en Europe, nous ayons plus que doublés les avantages de l'expédition que j'avois promis.

       Tout espagnol pourra étudier la position, les droits, les avantages, la salubrité de tel coin que ça soit de la Monarchie. Le gouvernement y trouvera un système de défense national et de améilleurer une constitution vieille et affectée encore de tous les inconvéniens du siècle dans lequel elle avoit été formée; enfin l'Europe verra quelles sont nos ressources et combien elle etoit été trompée dans tout ce qu'on avoit annoncé peut-être dans un millier de volumes. En vérité je ne puis pas revenir de l'étonnement dans lequel j'ai été plongé en considérant jusqu'à quel point on a jusqu'à présent cru en Europe un nombre infini d'absurdités, qui ne pourroient exister même quand on le voulüt exprès.

       Nos amis Pineda, Haenke et le botaniste Neé sont aussi extremement riches pour ce qui regarde l'istoire naturelle; ce qu'ils ont trouvé de nouveau pourroit peut-être remplir une douzaine de volumes, et certainement nos erborizations dans le NO. de l'Amérique, nos comparations des mines les plus riches du Mexique et du Perou, toutes les machines singulières pour les exploiter, tout ça remplit assez bien le vuide ennuyant des descriptions maritimes et ne sera pas indifférent à l'oeil curieux de l'Europe.

       Les deux peintres ont très-bien réussi; j'écris à notre ami Melzi que son choix répond très bien à ses connaissances et, quant à Ravenet, quoiqu'il ait l'air fade, il est extremement docile et il travaille fort habilement. Je te remercie infiniment de tes soins la dessüs. La chose les valoit bien puisque sans ce secours les descriptions du voyage seroient extremement faibles. Le courrier s'est extrèmement retardé dans ce dernier mois. Ainsi je pars sans en savoir davantage de l'issue de tes voyages dans lesquels je t'accompagne constamment. Je voudrois savoir si l'excellente quinquina [4] , dont le président de Quito m'avoit fait présent, est parvenüe à tes mains; ici nous en expérimentons des prodiges presque journaliers.

       Je manquois presque de te dire que l'arrivée du vaisseau de Manille m'a mis au fait du commerce de l'argent vif de la Chine. Il revient à 42 piastres fortes par quintal net à Manille. On en a reçü déjà environ 3000 quintaux et on pourroit en avoir beaucoup plus particulièrement vis à vis des peaux de loutres.    Bien des choses de Bustamante, Valdés, Galiano, Espinosa, Viana etc...

       La petite caisse d'histoire naturelle de Lima est déjà parti le mois de mai dernier. Tu en auras une autre à présent par le Mexique que je fais passer à Cadix. Je finis, mon ami, pour aujourd'hui. Bien des choses à nos amis et surtout à Trotti et Carmichael et toi n'oublie jamais quel est l'attachement pour toi de ton cher.                                                     

 


[1] Originale in ASMi / Greppi (cart. 194, n. 80); Caselli, pp. 179-184; Manfredi 1999, pp. 292-296.  [Criteri di edizione]

[2] Invece saranno visitate le Isole del Vavao.

[3] Fin dai tempi di Cortés tale zona era stata esaminata con interesse, in vista dell'eventuale taglio dell'istmo, che avrebbe evitato alle navi la pericolosa "rimonta" del Capo Horn.

[4] Intende la china, che tanto Paolo Greppi che suo padre Antonio consumavano frequentemente.

Text courtesy of the Centro di Studi Malaspiniani, Mulazzo, Italy; notes by Dario Manfredi.

 

 

Updated: June 5, 2018